jeudi 10 mai 2012

"Les trois mousquetons : une nuit au refuge"


• Il leur semble qu'ils viennent à peine de s'endormir. L'aube pointe. L'unique fenêtre de la pièce se teinte d'un gris sale. Quelqu'un vient de pénétrer dans le réduit et referme vivement la porte derrière lui. Un chuchotement fébrile.
— « Réveillez-vous, il faut partir… vite… ». C'est Jenny.
Couchette du bas, Gégé qui somnolait, la tête appuyé sur son sac à dos, se dresse sur un coude.
— « Pourquoi ? »
— « C'est Rudy, il est enragé… »
— « Je croyais que ton chien était une chienne et qu'elle s'appelait Rex » bredouille Gégé, qui n'a fermé l'œil que par intermittence à cause de son pouce qui le lance.
— « Non, Rudy, c'est mon compagnon, et il est très en colère ».
Au même instant, on entend brailler du côté du dortoir principal.
— « Y sont où ces deux salopards que je leur casse la gueule ? »
Diatribe inamicale en cette heure, qui interrompt le ronflement de Daniel sur la couchette du haut, ainsi que le sommeil de la vingtaine de dormeurs du dortoir "Les marmottes". De l'agitation, des cris de protestation, un charivari du diable. Rudy est chassé à coup de lancers de chaussures. Les marmottes en ont apparemment fini avec l'hibernation.
— « C'est après vous qu'il en a » complète Jenny inutilement.
— « Je vais lui expliquer… » propose Daniel maintenant assis sur sa couchette, « c'est un malentendu ».
— « Non, je crois qu'au contraire, il a très bien entendu » poursuit Jenny, pendant que Rudy continue son inspection dans le dortoir d'en face, nommé "Les edelweiss". Les deux casanovas interrogent la gardienne du regard.
— « Y voulait me baiser ce gros connard, alors je lui ai dit que c'était déjà fait ».
Daniel rejette sa couverture en toute hâte, saute de la couchette supérieure et atterrit sur le plancher qui émet un craquement plaintif. Son goût pour les explications s'est envolé.
— « Y pèse combien ton Rudy ? » s'enquiert Gégé
— « 98 kilos ».
— « Bon, c'est sûr, on se casse » tranche Gégé en tâtonnant dans l'obscurité pour retrouver ses chaussures.
De l'autre côté de la cloison, Rudy continue à herboriser dans le dortoir "Les edelweiss", retournant matelas et couvertures au grand dam de ses occupants ; principalement des occupantes, offusquées par cette ardeur botaniste.
Gégé enfile ses chaussures en grimaçant tandis que Daniel essaie de mettre la main sur ses vêtements.
— « Quand vous serez prêts, sortez par la fenêtre, je vous attends au 4x4 » débite Jenny d'une voix précipitée mais ferme.
Après un regard par la porte entrebâillée en direction des dortoirs, elle ajoute dans un souffle.
— « Refermez derrière moi ». Et elle disparaît.
Gégé rabat le loquet de bois tandis que Daniel achève de s'habiller à la hâte. On entend la porte d'entrée du refuge qui s'ouvre et se referme dans un grincement assourdi. Et juste après, dans la salle principale, le raclement d'un banc heurté violemment qui se renverse. Rudy en a fini avec les dortoirs. Campé au milieu du réfectoire, il lorgne méchamment la porte du réduit. Une marmotte, passant la tête par celle qui mène aux dortoirs, tente une protestation indignée. Mais le bougeoir qui vole vers elle à grande vitesse la dissuade de pousser plus avant sa requête. Les portes se referment, faune et flore s'en retournent prudemment à leur biotope respectif.
La fenêtre du réduit est entre l'œil de bœuf et le hublot. Et sa circonférence n'excède guère celle d'un ballon de basket. Aussi, bien que les deux compères se rangent dans la catégorie des poids welters, s'y glisser n'est pas chose aisée. Gégé passe le premier, pieds en avant. Daniel le soutient pendant qu'il se contorsionne pour franchir l'obstacle. La porte du réduit est secouée d'une violente secousse. Le loquet frémit sous l'impact.
— « Ah mes salauds, c'est là que vous vous planquez ! » rugit Rudy, secouant la porte avec une énergie redoublée.
Une bourrade plus appuyée et le loquet de bois sent ses fibres se distendre tandis que le chambranle tente de se désolidariser des planches qui composent le mur. Gégé, dans une dernière reptation qui lui arrache un grognement de douleur, s'écroule de l'autre côté de la paroi dans l'air frais du petit matin. À l'intérieur, où la température est par comparaison douillette, voire torride, Daniel s'active pour enfourner leurs sacs à dos par l'ouverture, plus ses chaussures de ski qu'il n'a pas eu le temps d'enfiler. Au même moment, le chambranle émet un craquement sinistre. Daniel se propulse dans l'ouverture, chaussettes en avant. Pendant qu'il se tortille pour la traverser, il ne peut s'empêcher de se demander qui du loquet ou du chambranle abdiquera en premier. La réponse ne tarde pas. Dans un fracas d'esquilles éparpillées, les deux rompent dans un bel ensemble. Rudy, emporté par son élan, s'étale au milieu de la minuscule chambrée dans un amoncellement de planches brisées et de poussière. Quelques bûches de bois, dégringolées de leur stère, s'associent à cette symphonie sylvestre. Pour Daniel, il est temps de quitter la scène. L'abatteur se redresse, écarte quelques bûches avec ses mains comme des cognées. Ses yeux de suidé pétillent d'un air mauvais. Le visage est épais. Le cou massif. Et le reste en-dessous, que peine à recouvrir un minuscule marcel d'où débordent des pectoraux monstrueux, à l'avenant. Ça sent la salle de musculation, les protéines en bidon "king size" et la foire internationale du culturisme de Franckfort.
"Il a vraiment une sale tête" pense Daniel "mais on ne peut nier que le garçon soit bien bâti". Sur ces considérations esthétiques, d'un dernier coup de rein il tente de se glisser hors du réduit. Mais une épaule coince. La solution lui arrive sous la forme d'un titanesque coup de poing. Sous l'impact, la tête de Daniel lui rentre dans le cou, l'onde de choc se propage jusqu'à l'épaule, le libérant de son étreinte. Daniel, éjecté du refuge, se retrouve cul par terre et tête sous les étoiles. Il s'absorbe un moment dans leur contemplation. Phénomène curieux, il y a ce soir des étoiles absolument partout. Une vague conscience le ramène sur terre, en même tant qu'un élancement dans la tête.
— « L'autre porc, y m'a frappé ! » s'étonne-t-il « il a perdu la raison ou quoi ? »
— « L'heure n'est pas aux considérations psychologisantes » lui répond Gégé.
Il empoigne Daniel sous les bras et le soulève du sol pendant que sa dernière vertèbre lombaire se fâche définitivement avec sa première vertèbre sacrée. Un bruit de moteur ronfle dans la nuit. Jenny vient de démarrer le 4x4. C'est un vieux Ford pick up avec une cabine trois places et un plateau arrière. Côté refuge, on entend comme un cri de phacochère contrarié. Des bruits de planches martyrisées. Le lit superposé passe un sale quart d'heure. Jenny rapplique bientôt, arrache Daniel à sa contemplation et entraîne Gégé par le bras pendant que ce dernier profite de sa position cassée en deux pour ramasser sacs et chaussures. Tout ce petit monde fait retraite vers le véhicule.
N'ayant pas trouvé trace du second suborneur sur la couchette supérieure, dont les morceaux jonchent désormais le sol avec les débris de la porte, Rudy passe la tête par le petite lucarne circulaire. Dans la pénombre matinale, on pourrait le confondre avec ces trophées, dotés d'un charme tout cynégétique, appliqués aux murs des maisons bourgeoises de nos provinces. Mais un grognement furibond suivi par un « Je vais vous étriper… » éructé par ledit trophée, achève d'en dissiper la poésie. Décidément, on reste dans la cochonnaille.

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